Pierre Boggio

TRIP, 18 avenue du Plateau
Une exposition de Pierre Boggio

2 avril-21 mai 2022

 Depuis 1970, la société TOURISME RÉMANENT INTÉRIEUR PITTORESQUE

vous propose de retrouver le MOI originel.

 Parti chercher des cigarettes, il n’est jamais revenu ?

Fâchée par votre muflerie, elle a quitté le nid ?

Revenez à la plénitude d’hier,

Revivez les émotions fanées,

Rejoignez votre paradis perdu,

Vite TRIP et la nostalgie revit !

Devis gratuit –

J’ai lu des centaines de fois cette affiche, peut-être des milliers, je suis imprégnée par ces mots, que j’ai martelé avec ferveur. A force d’attester les bienfaits de TRIP à notre clientèle, j’étais devenue envieuse de les voir traverser la Porte de la Providence, ce sas qui les menait vers leur passé. C’est M. Faust, son créateur, qui l’a nommée ainsi.

Cela fait désormais un an, sept mois et quatre jours que j’ai décroché ce contrat et que je vends les services de tourisme intérieur proposés par la société TRIP

J’accueille les gens qui viennent vivre une expérience intime et unique. Je me dois d’être rassurante en toute circonstance. J’ai appris des postures, travaillé mon sourire et je me suis exercée à poser ma voix pour la rendre doucereuse. La formation TRIP. ressemble à celle que l’on dispense aux stewards et stewardesses. Il faut accepter d’affirmer ce que l’on ne sait pas, et faire confiance à un programme que l’on n’a jamais testé. Les hôtesses ont en effet l’interdiction formelle de franchir la Porte. Comment, me direz-vous, est-il possible d’être assez naïve pour vendre quelque chose dont on ne connaît même pas la nature ? Je vous répondrai qu’il s’agit de foi. Une foi aveugle en TRIP.

Les gens sont toujours anxieu·x·se·s à l’idée de visiter leur passé. C’est pourtant elleux qui en font la demande. Il est rare de faire cadeau d’un séjour TRIP à un proche. C’est trop intime et déroutant. Offrir à l’être aimé la possibilité de revivre une histoire antérieure, quelle drôle d’idée. Puisque l’un de nos slogans est « satisfait ou remboursé », leur voyage intérieur doit être inoubliable. Je n’ai jamais reçu une seule demande de remboursement depuis que je travaille chez TRIP C’est bien la preuve que le programme fonctionne…

Parfois, une annulation survient. Nous cherchons alors à comprendre d’où vient ce découragement, afin d’améliorer notre expérience client. Aujourd’hui, je passe un coup de téléphone à une femme que j’attends depuis trente minutes. Elle décroche et je me présente « Marguerite de la société TRIP ». Elle a un ton grave et, après mon laïus habituel destiné aux récalcitrant·e·s, elle me dit : « Allez-y, vous. Je vous offre ma place. Vous êtes jeune, le passé n’est pas si loin, si douloureux. Vous pouvez le revivre avec légèreté. Pour moi c’est trop tard ». Je n’ai pas le temps de répondre, elle raccroche.

La règle numéro un de TRIP, avant celle qui stipule l’interdiction de passer la Porte, nous enjoint à toujours répondre positivement à nos client·e·s. Sur l’écran de mon ordinateur, je vois que cette dame a changé le nom de sa réservation. C’est le mien qui apparaît désormais.

Si l’on avait la possibilité de faire un saut dans le temps pour retrouver les sensations du premier amour, la peau d’un être cher ou le goût de l’enfance, qui refuserait son ticket ?

Si l’on nous offrait la chance de surmonter nos traumatismes ou nos doutes en les tuant à la source, qui préférerait continuer à vivre avec ses démons ?

Par définition, le passé est ce qui est irrémédiablement aboli. Sa seule persistance réside donc dans la mémoire. Comme pointait Sigmund Freud, pour se libérer du passé, il ne s’agit pas de l’oublier, mais au contraire, de le faire revenir à la conscience. Mais pourquoi au juste vouloir à tout prix s’en libérer ? Pouvons-nous, en nous surpassant, utiliser le passé au bénéfice de la vie, comme le suggérait Friedrich Nietzsche ? Ou sommes-nous lesté·e·s par le poids d’une mémoire qui nous empêche de passer à l’action ? TRIP ne pousse pas à agir mais questionne notre complaisance. Comme si la potentialité d’un futur ne pouvait être aussi excitante qu’un retour en arrière. Virginia Woolf écrivait « L’avenir est sombre, ce qui, somme toute, est la meilleure des choses pour un avenir. » (1), enjoignant ses contemporain·e·s à désirer l’obscurité qui s’épanouit dans l’inconnu.

Et quel passé revivre au juste ? La mémoire a, en effet, la fâcheuse habitude de poser un vernis sentimental sur nos souvenirs, leur donnant ainsi le relief d’un paradis artificiel dont les aspérités sont gommées. Ce qu’on pense avoir vécu, ce qu’on considère comme un refuge antérieur n’est donc pas toujours fidèle à la réalité. C’est le fruit d’une narration personnelle et rassurante.

Ce passéisme, omniprésent dans le débat public, nous persuade donc que les temps révolus étaient plus doux. Il semble dès lors probable dans une société capitalisée à outrance, que des entreprises s’intéressent à la monétisation de nos souvenirs. Après les tropiques et l’espace, on nous proposera, demain, de voyager dans les steppes brumeuses de notre propre hippocampe. Le marché s’immiscera alors dans ce que nous avons de plus intime, comme le soulignait la sociologue Eva Illouz en développant le concept d’emodities, ou marchandises émotionnelles (2).

On ne sait si l’installation de Pierre Boggio tente de faire vivre une réelle machinerie magique à remonter le temps ou si elle dresse le paysage de notre inconscient, mais TRIP éveille chez l·e·a visiteu·r·se une réminiscence collective.

  1. Journal (1915), Virginia Woolf, éditions Stock, 1981
  2. Les Marchandises émotionnelles, ouvrage collectif dirigé par Eva Illouz, éditions Premier Parallèle, 2019.

Maxence Knepper & Alice Marie Martin